30 septembre 2017

on ne change jamais de place
le monde ressemble à une main qui s’ouvre

cet écart tout à coup

(François Charron, La beauté des visages ne pèse pas sur la terre)

 

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Aujourd’hui est une journée où j’ouvre la main droite et je laisse l’oiseau retourner à son monde, celui de la vraie ville, tandis que ma main gauche cuit au soleil du cinquième étage, les doigts détendus en étoile, certaine que dans son rayon, tout ce qui n’est pas parfait est au fond parfait.

Cet écart tout à coup entre deux personnes qui déjeunaient paume sur main; entre un hôtel et un salon où on se refait un nid; entre ce qu’on présumait de la vie d’une personne et ce qu’on apprend. Cet écart tout à coup entre le cœur qu’on avait il y a un an et celui qui vit aujourd’hui, cet écart s’appelle battement.

 

29 septembre 2017

Drink your tea.

(Thich Nhat Hahn)

 

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Les dizaines d’heures passent comme les semaines : le moteur saute parfois, les pneus sentent le brulé, mais on prend un lacet après l’autre, et on finit par arriver à une ville qui nous reconnait avec nos gueules affamées de ćevapi, assoiffées de thé turc et de pas qui coulent sur les dalles.

Ne pas penser que cette soirée ne se reproduira pas. Ne pas penser qu’il ne faut pas penser. À partir de demain, les réponses se retrouveront dans les livres, à nouveau. À partir de demain, juste bois ton thé. Non, à partir de ce soir. Comme d’habitude.

28 septembre 2017

Car l’amour ce n’est pas quelque chose, c’est quelque part

(Réjean Ducharme, repris par Patrice Michaud dans « Kamikaze »)

 

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Mes voyages se passent souvent comme suit : je revisite du connu, ajoutant chaque fois une petite touche de nouveauté, un petit saut par-dessus la frontière monténégrine ou dans la cuisine turque. Ainsi je voyage tout le temps, mais me sens toujours chez moi; je me creuse des lits dans les ponts de tenelija ou dans les montagnes de calcaire, et le blanc des rêves réalisés trouve refuge sous mes ongles polis.

Peu importe où je vais ensuite, je transporte, tels les chiffres de jedan à deset, de bir à on, mes dix éclats de coquille, mes dix maisons à travers lesquelles je vis, à travers lesquelles j’aime, lentement.

27 septembre 2017

[…] toucher terre un matin où la tasse se réchauffe, liqueur pleine de murmures, saveur en volutes, sans un mot – de langue universelle, je suppose.

(Charles Sagalane, « Feng Huang Gou Tou », 47atelier des saveurs)

 

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Je touche terre enfin, un soir et non un matin, en fait je touche la baie du bout du doigt comme les montagnes noires posent leurs paumes contre le mou des nuages. C’est ce soir que la tasse d’Ao Hôji réchauffe nos langues universelles, et soudain le Monténégro me rappelle le Japon et ses senchas d’accueil, ses heures en volutes sur l’eau, ses ressentis en bloc, sans un mot : je flotte ici en rêve… Respirer profondément l’air marin me fait intégrer la réalité lumière par lumière, firefish by firefish, mais je n’arrive pas au fond.

Il faudra boire une autre tasse, je suppose.

25 septembre 2017

Fuir n’est pas seulement partir, c’est aussi arriver quelque part.

(Bernard Schink)

 

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Je savais déjà que j’arriverais quelque part : je les avais prédites, ces peurs, ces amours et ces langues laissées devant moi. C’est simple : à tout départ correspond normalement une arrivée, mais celle-ci ne prend pas nécessairement la forme attendue. Ainsi je fuis ma peur et je me dis, pensant être reçue comme une cheville sur un pavé rond et coulant; au contraire, on me recueille à bras ouverts, le salut après le tunnel de ma tête.

Le progrès, napredak, ce n’est pas d’arriver quelque part, ni même de partir en tant que tel, mais d’identifier ce que je fuis. Et les yeux de l’autre, paupières battant à un rythme différent du mien, m’engagent à lever le regard… et à voir le progrès.

 

24 septembre 2017

Parfois je complique la vie
Ou je simplifie la ligne qui tend vers l’espoir.

(Élise Turcotte, Ce qu’elle voit)

 

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Les matins décisifs ne sont jamais aussi stressants ni aussi excitants qu’ils ne l’étaient dans mes insomnies débridées. Je me lève, et les choses se font dans un ordre non établi, celui des rires slovènes qui s’engouffrent dans les queues glissantes des rêves; celui des trains de gestes menés par la respiration, et non freinés par elle; celui des éclats de džezve dorés sur les murs.

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Les matins décisifs s’enfilent avec une facilité trouvée au cœur de soi – au cœur de soi et de l’autre, dans cet espace que l’on crée entre les ćevapi et la pluie, entre le grand bazar et l’eau plus chaude que nos corps.

23 septembre 2017

Il y aura une     dernière     journée parfaite

(William Letford, « La fusion s’élargit », Exit no 83, trad. Jonathan Lamy)

 

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Il n’y en a jamais. De dernière, ou de journée parfaite? Probablement des deux.

Non, je suis injuste. Il y a des journées parfaites. Hier en était une. Aujourd’hui n’en est pas une. Cela veut-il dire qu’hier était la dernière? Ou le futur simple d’il y aura laisse-t-il plutôt présager encore un brin de soleil éclairant un thé, voile de soie sur mes papilles? Encore une Žilavka qui panse les ailes effrénées dans mon estomac? Encore un lit ilot de chaleur, des tictacs qui s’alignent, des yeux qui se mouillent en chœur?

Non, il n’y en aura pas. Il y aura autre chose, ce sera imparfait, et ce sera mieux.

 

22 septembre 2017

ma démesure ordinaire

(Roseline Lambert, Cliniques)

 

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Entre Paris et Zagreb, j’ai rencontré l’ampleur de ma démesure ordinaire : pas plus large ni plus étroite qu’un siège, elle n’en brille pas moins que la nuit d’une ville vue de haut, elle n’en clignote pas moins que les éclairs surgis des ailes d’avion. J’ai vu qu’il n’y avait rien d’ordinaire à vivre dans les airs, mais aussi ce qu’il y avait d’ordinaire, de mesuré, à suivre sa petite trajectoire aux côtés des autres.

Oui, je vais quelque part, et c’est là ma chance; mais c’est aussi là la chance de tou.te.s. Nos lignes parfaitement prolongées se brisent lorsqu’on soulève la tasse pour regarder ce qui se trouve en dessous. Alors on découvre une main ouverte, paume offerte au point d’inflexion de nos rayons.

21 septembre 2017

our hearts beating
their many reveries of nothingness,

(Jonathan Simons, Songs of Waking)

 

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Nos cœurs font partie d’un mobile de verre, d’un jeu de son et lumière dont ils ne connaissent pas l’ampleur individuellement; nous n’avons pas tou.te.s la chance d’avoir un hautparleur posé contre notre sein, tout contre.

Parfois la discussion remue les cartes, interrompt les donnes, et rebelote : nos poitrines se battent, créant la rêverie collective d’un mouvement plus long et plus large que l’espace entre boum et boum, dup et dup. Sous un ciel aux cartographies erratiques, nous ouvrons les bras et entendons, une fois l’un.e sur l’autre, que nos rêves de grandeur sont aussi ceux d’un grand rien.

20 septembre 2017

n’attends pas
de miracle
construis
ton cahier

(Simon Poirier, Particules mélancoliques)

 

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J’ai cessé d’attendre la ville et j’ai choisi de reconstruire le cahier de ma vie passée à Paris. Pour ce faire, je dois relier entre elles les pages – rassises, ballonnées comme des voiles au grand vent, ou prises dans le ciment comme mon cœur collé à ma cage thoracique.

Je relie, je relis du bout de mes baskets licornes, les chaussettes trempées d’eau de mer, et avec mes miracles aux pieds je fais se croiser des gens qui ne se connaissent pas à des époques où ils n’étaient pas ici, je cueille des pensées que je repique dans ma jeune tête filasse et troublée, j’emprunte des ponts de lumière et je colore le blanc en rosé, le rosé en blanc.