31 décembre 2017

Et c’est bien là le privilège des artistes : vivre dans la confusion.

(David Foenkinos, Charlotte)

 

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Je ne sais pas ce que je construis ce matin sans en voir encore l’image complète : l’année qui finit dans quelques heures ou celle qui commencera alors? Je crois naïvement que certains morceaux peuvent appartenir à deux paysages différents; je choisis de continuer à le croire, de persévérer dans cette naïveté et cette malléabilité du cœur qui m’apportent tant.

Ma confusion est un privilège que j’entretiens : j’en taille les branches jaunies, puis je contamine de mes doigts odorants, sapinés, tout ce qui m’entoure, à venir comme passé.

30 décembre 2017

[…] que nous

devrions essayer de nous rappeler nos visages.
Mais pour moi tout cela semblait

improbable d’une certaine façon, parce que
je savais que mon visage ne serait plus jamais le même.

(Jennifer Lynn Williams, « Je suis morte la nuit dernière, Exit no 83, trad. Samuel Mercier)

 

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Arriver à la dernière danse de l’année signifie tenter de plonger, pour un long slow motion, mon regard dans le visage de celle qui a commencé l’année 2017 dans mon corps. Plus j’étreins fort ma passée, moins je la vois – lorsque j’ouvre les yeux, je n’aperçois que les autres danseurs par-dessus son épaule.

Ainsi je choisis de la tenir à distance mais toujours dans mes bras, pour pouvoir scruter la musique sur ses traits. Nous sommes comme le simit avec le thé, chante Tarkan; mon simit est loin, alors je renoue avec mon bagel : moi, modelée d’origines.

29 décembre 2017

Time never dies. The circle is not round.

(Milcho Manchevski, Before the Rain)

 

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Quand mon corps se crispe parce que le temps ne vient pas assez vite au gout de mes muscles, je concentre mon attention sur des choses rondes, des cibles tracées au compas sur la glace jusqu’aux anneaux de pâte torsionnés à la main, imparfaite. Je ferme les yeux et j’entends l’écho de tes chansons pop türk sifflées dans le métro, je les sens comme les vagues d’une foule d’amour piquant et repiquant à travers ma peau.

Le temps ne meurt jamais; le nazar boncuğu que j’ai laissé tomber n’a pas cassé, il tient au froid sur le frigo.

28 décembre 2017

– Ma vie entière se retrouve dans une boite de deux mètres carrés.
– Vous savez combien de fois j’entends ça chaque jour ? Il y en a beaucoup qui ne viennent jamais la rechercher, leur vie entière.

(Elizabeth Gilbert, Mange prie aime (le film))

 

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Ma vie entière : en disant cela je me coupe de mon présent, de mon avenir. Ma vie entière ne se retrouve nulle part ailleurs que sur mon dos, avec les quelques objets gonflables que je peux transporter d’un voyage à l’autre – mon sac rempli de réservoirs pour trente-six litres d’air pur mais tranchant, puis sale mais souple, selon l’endroit qui m’habite.

J’ai toujours quelque part une vie à aller rechercher, une part de soleil de la teinte qui me manque présentement. C’est à İstanbul que je retourne après les Fêtes, viser la balloune couleur thé… ah et puis les deux, tant qu’à y aller.

27 décembre 2017

Ve oturdu mu bir masaya
Hakkını verir çay içmenin.

(Cahit Zarifoğlu, Aylak Göz)

 

Et s’assoit-il à une table,
Se donne le droit de boire du thé.

(traduction un peu trop libre faute de compétence)

 

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Comme toujours face au vide, face au blanc laissé par la tempête, j’occupe mes mains, les pose sur une théière chaude, puis je me remplis l’esprit de ce qui reste constant dans tous les vents contraires et contrariants : le thé, l’amour, le temps.

La distance a le même effet que ma chirurgie, qui a arrimé encore plus solidement l’amour à mon cœur sous forme de cicatrices, d’adhérences. Je me creuse un fort dans la neige, je m’assois à une table de fortune et je sais que par-delà la paroi gelée, ma tasse de thé te réchauffe le bout du nez.

26 décembre 2017

Continuez de boire votre thé. Sachez d’emblée que personne ne comprendra.

(Stephen Mitchell, L’Éternelle Sagesse du Tao : le rire de Tchouang-Tseu)

 

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Personne ne comprendra pourquoi je me lève si tôt avec l’urgence de boire mon Jingxian Jin Jun Mei, ni pourquoi la neige craque de si bon matin au bord de ma fenêtre, ni pourquoi la voiture du voisin n’est même pas si enneigée après une nuit de lampadaires, une nuit mauve orangé.

Avec la gorgée onctueuse vient le réconfort : comme personne ne peut vivre mes sentiments, il n’y a aucun stress à y avoir, qu’une peau équanime si mon cœur est chantant. Avec la gorgée chaude vient un peu d’air frais, dans un bruit de sapage – comme une neige de nuit, à la fois destruction et habillage.

25 décembre 2017

Ce qu’on sait n’est pas à soi.

(Marcel Proust)

 

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Quand je porte à ma bouche un lokum, ou rahat lokum, un pötikare de confort qui adoucit les pointes des poinsettias, je sens la vérité se dissoudre en moi doucement. C’est dans le mélange que tient la vérité, me chantent les disques de ma colonne qui s’étire enfin. C’est qu’il n’y a pas plus doux que l’amour, cette caresse que l’on prend au passage et qu’on apprend à laisser, à laisser fleurir dans un pot au coin d’une pièce pour illuminer son cœur.

L’amour ne m’appartient plus, ne m’a jamais appartenu; pourtant, je le sais.

24 décembre 2017

Ce monde est fait de destinées portant le masque de coïncidences.

(Tadashi Agi, Les Gouttes de Dieu)

 

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Je suis heureuse d’être partout. Heureuse de mon privilège de pouvoir être ailleurs si je veux, mais aussi de revenir ici pour voir si j’y suis (aussi). Heureuse d’être à la fois pleinement ici et d’avoir encore le cœur en Turquie, heureuse d’étaler une couche de neige dessus pour le ramener à sa température naturelle.

Je ne sais pas ce que l’avenir réserve, je ne sais pas à quel point mes mains ont de la prise sur les décorations de mon arbre… et si elles tombent, se briseront-elles? Je ne sais pas mais je suis en paix, parce que je sais que la lumière vient et qu’elle se reflète toujours quelque part : sur la neige, dans les boules de Noël, dans nos yeux humides.

23 décembre 2017

Loin de cette terre, vers le nord ou vers le sud, on a besoin d’air. D’infini.

(Louise Desjardins, L’idole)

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Je reviens dans mon nord natal pour récupérer un peu d’air cinglant, une bordée d’infini. C’est un autre infini que celui que je viens de quitter en me promettant d’y retourner bientôt, toujours, car les voyages ne sont jamais finis.

J’ai quitté les couleurs, kırmızı altın şeffaf, pour le tout blanc, le tout glace qui coince autant qu’un trafik stambouliote. Comme prises dans les fermuar de robe de Noel, mes ailes ne s’arrêtent que temporairement. Se reposent.

22 décembre 2017

[…] « l’île enchantée » de l’amour, ce monde clos et parfaitement autarcique qui est le lieu d’une série continuée de miracles […]

(Pierre Bourdieu, La domination masculine)

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Je pars aujourd’hui, après une série continuée de miracles. Elle est continuée et non seulement continue; forcément d’autres miracles se produiront. C’est que je les traine avec moi : mon coeur est suspendu à un énorme filet qui ramasse l’amour tout en le laissant passer, tout en l’infusant dans l’air.

Je souris d’avoir ce filet qui accroche pourtant partout, dans des panoramas brumeux comme dans des ailes de goéland, dans les yeux du Bosphore comme dans le creux du cou poussiéreux d’İstanbul. Aujourd’hui je survolerai mon ile, et j’en apprécierai autant ses limites que la fécondité de sa nature.