31 janvier 2018

Le jour commence

tout au fond d’un autre jour

(Isabelle Forest, L’amour ses couteaux)

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Déjà la semaine recommence, dans les vapeurs de cauchemar et de feu de matériaux de construction, et je m’attèle déjà l’épaule à la tâche, les tympans à la « pop! », je revisite mon passé récent mais cette fois en metrobüs et je lève rarement les yeux.

Ya bu işler ne, c’est quoi encore ces affaires-là et je ne comprends plus ma vie s’il n’y a pas de terme clair entre – ou devant – mes pattes. Si au moins le jour finissait lui aussi tout au fond d’un autre jour, je saurais à quoi m’attendre. Pour l’instant il n’y a qu’à me lever et à recommencer, avec l’assurance d’un été qui ferme le mois de janvier.

30 janvier 2018

le corps est une ouverture dont le centre est dehors

(toino dumas, animalumière)

 

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Je m’équipe lentement – une jolie tasse avant un lit, des couteaux-qui-coupent-pas avant un allume-feu. Je laisse la fenêtre ouverte pour aérer les pensées qui m’ont occupée pendant la douche, je laisse mon estomac ouvert mais il refuse; malgré tout je trouve que mon centre est bien, bien là où il est, je ne sais pas où mais bien.

Pourtant la solitude sans objet(s) me rattrape constamment, metrobüs bondé qui n’attend pas l’autre pour fondre et m’accrocher au passage de son rétroviseur, un tas de passé sur roues qui file à travers la ville – et à travers mon gosier, dont le centre est dehors.

29 janvier 2018

un homme a plongé ses mains
dans le cœur chaud d’une femme

(Michel X Côté, Tout l’air alentour bat)

 

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C’est arrivé, oui. Mais il les a retirées d’un coup, par trois fois même, trois drains qu’on arrache après une opération. Tout l’air alentour a battu un tempo décalé alors que le temps se reconstruisait bloc par bloc, qu’il se cicatrisait autour d’une plaie : angles et lignes droit.e.s d’un temps dont la réalité échappe aux spirales au bout de mes doigts.

Pour que mon cœur reste chaud, je l’abreuve de thé tissu rouge, je plonge la main au centre des piramitler et je fais un vœu de fleurs à la posture magique, de verres aux courbes fières. Puis, encore un peu fuyante, je marche.

28 janvier 2018

J’aurai soudain un beau milieu
avec moi, dentelle de cahier
un cygne, radicalement
et les yeux comme seul symptôme.

(Clémence Dumas-Côté, L’alphabet du don)

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Mes yeux comme seul symptôme de ma fatigue, de mon amour perdu, de mon sentiment d’être à ma place, dans mes orbites. Mes yeux coulent avec des ratés la nuit, gorgées de Şardone dans le trou du dimanche, rue-rayon de rue perdue autour d’une spirale infi(r)me.

Je suis un cygne, radicalement, parfois je me tiens droite et je laisse mes mèches s’arquer doucement, parfois je porte du coco sur mes lèvres et j’oublie leur pouvoir. Parfois je remue mes ö et mes ü dans mon verre et la vie devient rose clair; alors l’absence devient un message qui me remplit. Et qui te remplit aussi.

27 janvier 2018

Elle attendait et se demanda cette nuit-là, avant de s’enfoncer dans le sommeil, si l’attente faisait partie du voyage. Attendre, n’est-ce pas déjà partir ?

(Madeleine Gagnon, Je m’appelle Bosnia)

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Attendre le sommeil est devenu un des moments de la journée que je préfère depuis que ma bonne amie m’a appris que même si on ne dort pas, être en position couchée repose le corps. Ne pas dormir encore fait donc partie de la nuit – je m’y fais et déjà mes paupières s’enfoncent, mes muscles deviennent souples comme ceux des goélands pêcheurs de simit en plein vol…

Je suis moi-même en plein vol; voler, c’est aussi attendre. C’est maitriser la suspension, savoir que l’immobilité fait autant partie de la course que les battements effrénés, ces tachycardies qui relient les ailes au coeur. Que quand on est lancé.e dans l’air marin, il n’y a pas d’équilibre sans les deux extrêmes.

26 janvier 2018

La seule chose qui était plus impossible que rester était partir.

(Elizabeth Gilbert, Mange prie aime (film))

 

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Oui, j’ai ces moments où je me demande pourquoi faire l’impossible. Pour prouver à qui que la lumière du midi stambouliote filtrée par le thé rouge vaut la peine d’être vue, d’être bue même, et ce, que l’impossible se réalise ou non comme je l’ai prévu – oui, j’ai prévu l’impossible.

D’autres phares resteront que ceux qui partent, les bateaux transporteront celleux qu’il faut au moment opportun. Pendant ce temps, je sirote mon thé de Giresun et je m’occupe du possible : étirer le temps.

 

25 janvier 2018

rien veut dire signe.

coeur veut dire apparais.

(Benoit Jutras, Outrenuit)

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Je reviens au rien, à la vie normale qui reprend son cours : de trafik, de pause thé dans l’abri chauffé-fumeurs, de burası ne? parce que mon corps n’a pas encore compris où il se trouvait, ni à quel heure, ni pourquoi seul.

Rien (n’) est un signe de ce que la vie veut pour moi, à travers moi : que mon coeur apparaisse à mille endroits, qu’il se brise en mille vagues mais demeure profond estuaire. Qu’il soit mon ancre, la seule

qui veuille dire quelque chose.

24 janvier 2018

Il ne s’agit pas de parler
ni non plus de se taire
il s’agit d’ouvrir quelque chose
entre la parole et le silence.

(Roberto Juarroz, cité par P. Lambda, Ailleurs si j’y vole)

 

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Ailleurs si j’y vole : j’y ai volé, me voici, dans cet ailleurs qui a pourtant la même réalité que les autres, les bagages difficiles à manipuler sur les trottoirs dentelés, le fond du sac mouillé comme par magie, la grip de la coloc et la faim qui donne envie de sortir mais mes cheveux sont trempés et je ne sais pas où est le séchoir.

Je ne connais qu’une seule solution aux problèmes de réalité : y aménager un coin repos, un coin à soi, un coin repos de soi, comme si de camper sous un drap contour m’extrayait d’un autre contour, celui des klaxons et leur hoş geldin empressé. J’ouvre une valiz, une théière, et entrent la parole et le silence.

23 janvier 2018

Je me sais belle et charmeuse et à un angle irrésistible de ma vie. Je tiens en main tous les instants futurs.

(Aude Seigne, Chroniques de l’Occident nomade)

 

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J’en ai assez, de charme et de superpouvoirs. J’en ai assez, d’âge pour savoir que tous les instants futurs m’échappent et prennent l’avion parfois sans, parfois avec moi, assis près du hublot à regarder les maisons et les voitures disparaitre lentement de nos préoccupations. J’en ai assez, du stress des autres qui me colle au fuselage comme une couche de verglas.

Pétrifiée par la glace, je ne tiens rien du tout en main, sauf un passeport, même pas encore de carte d’embarquement. Et c’est toute ma vie que je tiens en main.

 

22 janvier 2018

Car il existe la trajectoire, et la trajectoire ce n’est pas seulement une façon d’aller. La trajectoire c’est nous-mêmes.

(Clarice Lispector)

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J’ajoute une dernière journée à ma liste de dernières journées. Je commence à avoir le tour avec les départs; après tout ce ne sont que des élans donnés au point que je suis, afin que je reprenne conscience de ma nature de trajectoire.

Qu’est-ce qui me donne cet élan, est-ce que c’est la conviction que mon chemin prend la ligne d’une hypothénuse? que mes étoiles se sont disposées en triangle au creux de ma main? qu’il existe une raison de plus que deux yeux bleus pour aller s’abreuver au Bosphore?

Célébrons les raisons des battements de nos coeurs. Champagne!