28 février 2018

I myself was a mixed metaphor, the wanderer who wanted to be a settler.

(Lauren Elkin, Flâneuse: Women Walk the City in Paris, New York, Tokyo, Venice and London)

 

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Korkma, kedicik, n’aie pas peur, petit chat : même quand on fait confiance on peut être trompé.e, et même quand on est méfiant.e on peut connaitre ces moments de grâce, ces regards en forme de cuillère; bref, il est possible de trouver où s’abandonner sans être abandonné.e.

On ne me croit pas quand je dis que je m’installe. Je ne suis toutefois pas que mouvement : je prends la forme du sablier quand j’en ai marre de celle du balancier; mais on s’évertue à m’accoler une étiquette comme on t’assigne un caractère, kedicik. Pourtant même si tu as peur de moi quand je te photographie de trop près, tu te réfugieras dans le giron d’un prochain. Ce flou m’effraie aussi, je sais, mais je choisis de l’habiter.

27 février 2018

Demain n’a pas tenu ses promesses. C’est toujours la ville qui décide.

(@sarajevo_vignettes, Instagram)

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C’est toujours la ville qui décide, peu importe mes souhaits déposés un par un dans le compartiment du jour qui leur est attribué. Au lieu de pilules, parfois elle m’offre cinq types de fromages et même un café turc sur la terrasse, nouveau type de flirt. C’est la ville qui décide parce que tu n’as pas été capable de décider, aveuglé par ses promesses.

Ce n’est pas un reproche que je te fais. Chacun.e va où iel se sent le mieux*, et tu es allé demain, exactement comme j’ai choisi de le faire il y a un peu plus d’un mois. Au final, à qui remettre mon coeur de soie, cet écrin battant pour doigts modèles? À moi-même… à İstanbul.

* Reformulation féminisée d’une citation de Miljenko Jergović utilisée ici.

26 février 2018

お茶の葉をはかって

お湯を冷まして

お茶の葉が開くのを待つ。

(柳本あかね、いちばんおいしい日本茶のいれかた)

Mesurer les feuilles de thé

Laisser l’eau chaude refroidir

Attendre que les feuilles de thé s’ouvrent.

(Trad. libre de la citation d’Akane Yanagimoto)

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Ces détails (la police de caractère qui change, la boucle à l’oreille de mon médecin) me rappellent sans cesse où je suis, et où je ne suis pas. Et peu importe, au fond, puisqu’il y aura toujours ces miettes d’étoiles semées devant mon passage, feuilles de thé que je n’ai qu’à ramasser, mesurer, mettre dans l’eau à bonne température.

Il fait froid aujourd’hui, mais il fait bon-froid. Ça réveille, je suis entre bonnes mains sinon entre bons bras, et mes doigts finiront par en croiser d’autres, sinon les mêmes, plus loin sur mon parcours des constellations. Parce que je sais désormais que le temps n’est rien… que ces respirations que l’on prend pendant que le temps infuse, réjoui d’avance pour nous.

25 février 2018

Mes larmes ne se décident pas à couler.

(Élodie Bernard, Le vol du paon mène à Lhassa)

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Au lieu de pleurer (mais pour quoi, pour qui, encore?), mon corps se décide à suer. Je me réveille dans un bain froid pour mieux sortir sous la pluie – impossible de rester au sec en pleine İstanbul, les cheveux dociles et la langue maitrisée. Impossible de ne pas me détremper dans le monde, de demeurer inchangée par lui.

Ainsi un chat élit-il domicile dans une classe, inchassable; ainsi un homme étire-t-il les nuits, draps presque aussi longs que ses bras; ainsi une série de malheurs est-elle interrompue par le classique « tu es belle ». Ainsi tout passe-t-il, même la grippe, même la beauté assurée des passants imperméables.

24 février 2018

Je reviens de tout cela

Sans pour autant

Me sentir

Arrivée

(Marjolaine Beauchamp, Fourrer le feu)

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Je ne sais pas encore de quoi je reviens. D’un trop beau rêve d’à-pics, d’une envie d’éclater comme une tasse cheap contre le parquet du cabinet froid, d’une envie de m’éclater dans la danse, les muscles et le sourire qui vient avec? Je ne suis pas encore arrivée à la bonne émotion, je sais partir mais je ne sais pas arriver, je ne sais pas me sentir.

En fait je ne sais chasser l’inconfort qu’en plongeant dans un nouvel inconfort, en laissant par exemple un chat imprévisible dormir sur mon bureau, en allant faire des courses que je ne comprends pas. Aujourd’hui j’ai envie de fondre en sanglots, mais je sais heureusement que cette envie ne tient qu’à un fil. Tire-le, s’il te plait.

23 février 2018

Mais c’est quoi, la sagesse? Être raisonnable? Rester prudemment à la maison en attendant qu’il soit neuf heures et demie? Ou au contraire sortir, aller danser, se sentir libre, faisant confiance à la vie comme elle vient? Ne pas avoir peur, peur du lendemain, peur de tomber malade, peur de rester seule […]

(Brina Svit, « La deuxième révolution de Saturne », Nouvelles définitions de l’amour)

 

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Cette peur qui me serre devant toute journée, qu’elle soit vide ou pleine. Devant une nuit aussi, même si les nuits où on dort s’évanouissent dans l’oubli une après l’autre*. Je ressens souvent ce besoin, ce devoir même de me créer une vie mémorable – mais si je continue à la remplir ainsi, quel espace aurai-je pour me la remémorer?

Je sais pourtant que la vie est kolaj, et que le souper entre ami.e.s peuplé d’anecdotes a autant de valeur que les anecdotes elles-mêmes; qu’il les perpétue, même, en les faisant monter de couche dans ce temps sédimentaire que nous comprenons peu. Et leur trace demeure, profonde et muable, pendant que tu me cherches des yeux, et qu’il ne te suffit que de regarder en dedans.

 

 

* Phrase tirée de la même nouvelle.

22 février 2018

sur la fatigue l’espace insécable entre les jours

(François Rioux, L’empire familier)

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Je réapprends à ne rien faire, à attendre la livraison de mantı, à rester quand on me désire. J’avais si hâte que la course folle des jours s’interrompe, et maintenant mon coeur fait face à l’horizon blanc, accroché aux roches pour ne pas se désintégrer dans le vide entre ses battements

Voilà la véritable trame de mon séjour, de ma vie comme séjour : la fatigue, et avec elle la certitude que même dans ses espaces insécables se cache la possibilité d’un repos, d’un ronron, d’une communion.

21 février 2018

Elle devrait aller plus souvent chercher quelqu’un à l’aéroport.

(Brina Svit, « Quelle que soit la couleur de son eau », Nouvelles définitions de l’amour)

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Elle aimerait qu’on lui rende visite, que celui qu’elle aime ne parte plus, qu’on la laisse dormir tranquille. Elle ne sait plus ce qu’elle devrait faire, sauf devant sa pleine théière (la boire) ou devant sa pleine bouche (la dévorer). Comme depuis toujours, elle aime, aimerait tout et son contraire.

(Elle ne sait d’ailleurs pas si elle aime ou si elle aimerait. Une syllabe plus loin et c’est déjà toute la différence du monde.)

Mais la vie est facile. Elle coule, la bouche pleine de vin qui goute enfin quelque chose, enfin une conversation dont elle ne se souvient pas entièrement mais qui, elle le sait, n’avait pas ces pointes amères; seulement quelques accents, cédilles et trémas sur sa nouvelle définition de l’amour.

20 février 2018

On dit toujours qu’il faut être enraciné quelque part, je suis convaincue que les seuls êtres qui aient des racines, les arbres, préféreraient ne pas en avoir. Ils pourraient alors prendre l’avion, eux aussi

(Barbara Cassin, Nostalgie)

 

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Comme tout.e humain.e sur cette terre, je ne sais pas jusqu’où vont mes racines. Je les imagine traverser la planète d’un côté à l’autre, en passant par la chaleur du magma et le froid des océans. Surtout, je les vois prendre au passage quelques poissons dans leurs mailles, dans leurs nœuds qui les lient à d’autres humain.e.s. Mes racines sont des bras qui dégagent, enserrent, libèrent.

Partout où je vais, j’ai le visage de celle qui est d’ici. J’ai le visage de celle qui a oublié, le nom de celle à qui on a transmis quelque chose qui s’est perdu – Aimée, Emi, Emine. Et comme mes racines sont larges et lâches, je prends l’avion pour aller le chercher.

19 février 2018

[…] migration is the genuine human condition, in this world.

(Dževad Karahasan)

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L’épuisement s’est tapi dans un coin de ma chambre, de mes chambres, même celles de mon coeur : il lève parfois les yeux de son travail et me lance un regard mosaïque au soleil, une couverture sous laquelle allonger tout mon soul, un baiser qui fera dormir la belle au bois.

Pendant qu’une femme se fait frapper par une voiture, moi j’ai toute la journée pour tenir debout, et je remercie cet amour qui s’intercale avec la fatigue – deux corps inhabitués, crème et gâteau du tiramisu turc. Tu ne sais plus si tu vas quelque part, je rentre par à-coups, et une femme aurait préféré ne pas s’étendre aujourd’hui. La vie migre nos plans, tous en même temps.