31 mars 2018

Quand j’écris, je superpose des villes et, souvent, j’invente.

(Nedim Gürsel, entretien avec Bernard Bretonnière)

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Je remets mes lunettes aujourd’hui après plusieurs semaines. C’est le grand débrouillage, la superposition parfaite des deux images de cette ville : celle plusieurs fois brisée en mille miettes et en autant de livres arc-en-ciel, mosaïque qu’on n’arrive pas à voir de loin; et celle écrasée par le poids de trop d’amours lues, couchée sur le côté.

Je peux très bien évoluer dans une ville où les chats dorment à pattes fermées dans les livres. Je peux très bien fendre la foule avec ma canne fleurie même si la perspective de chaque pas n’est pas parfaite, qu’elle tangue tantôt comme une dalle mal arrimée, tantôt comme un gemi à l’heure de pointe du soleil un samedi. Je peux y vivre… tant que je peux aussi y inventer.

30 mars 2018

quand on quitte les endroits que l’on aime
il faut laisser quelque chose derrière soi
pour avoir une raison d’y retourner

(Catherine Côté, Outardes)

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Parfois aussi il faut laisser derrière soi / une raison d’y retourner. Et avancer en boitillant, un rêve de construction fissuré et un brin enflé autour de la cheville. C’est là un autre coeur qui bat sur ma jambe droite – celui-là même vers lequel se dirige chaque jour ma jambe gauche, tatouée vers / quelque part / et ton coeur?

J’ai peut-être glissé, oui, bu böyle, c’est comme ça; mais glisser vers le bas c’est aussi avancer. En un an et demi, je suis passée de 136 800 battements par jour à 96 480. Mon corps se détend tranquillement dans ce nouvel endroit qu’il aime, une articulation à la fois. Et il sait que le soleil, il sait qu’il a laissé quelque chose devant lui.

29 mars 2018

Ouvriers blonds, maîtres d’école, maquignons, bouchers et, parfois, écoliers pauvres, leurs précieuses mains enfouies dans des gants de laine enveloppant la tasse de salep, le nez enrhumé, la tête en grève, fumant comme un samovar chagrin, tournaient le dos au mur immense de l’usine; ils buvaient à petites gorgées le salep saupoudré de leurs rêves d’avenir.

(Sait Faik Abasıyanık, Le samovar)

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C’est tout ce dont j’ai envie, ce matin : d’un salep saupoudré de mes rêves d’avenir. D’une couverture chaude et fumante dans laquelle envelopper mon coeur samovar, ma cheville chagrin; d’un roman de près de cinq-cents pages dans lequel enfouir ma beauté, mon sourire d’hier, mes noirs de mémoire.

Il pleuvasse encore, il vente à ébouriffer les goélands, la mer est rétrograde. Les hommes nous élèvent comme un verre de rakı puis nous forcent à tourner le dos à nos rêves immenses, même s’ils n’auront duré qu’un jour ou deux. Je choisis de me concentrer sur l’eau, de la clairer de ses matériaux de construction. De sentir le mouvement comme mon écorce.

28 mars 2018

La relation est la vérité fondamentale dans ce monde des apparences.

(Rabindranath Tagore)

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Mais quelle relation? Parfois, c’est la relation à soi qui importe le plus. Pas celle avec le premier qui nous fait découvrir l’ile, car l’ile ce n’est pas nous; nous, c’est une glissade dans l’escalier à une heure du matin et les pleurs qui viennent avec; c’est tout le monde qu’on traine derrière les apparences et qui ressort quand on arrête d’être en conflit, avec l’autre mais surtout avec nous-même.

Je ne comprends pas ce que j’ai vécu ici, et je ne le comprendrai surement pas comme un tout. Pourtant c’est une ile, bien délimitée et presque circulaire, un cheval qui se mord la queue. C’est l’importance de planter les dents solidement dans sa décision, même si ce n’est plus la carotte d’il y a cinq minutes. Car hayat böyle, la vie est ainsi : ronde mais changeante. changeante mais ronde.

* Page du Rose des temps de Yolande Villemaire.

27 mars 2018

Le monde avait grandi dans sa tête.

(Yaşar Kemal, Mèmed le Mince)

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C’est quand j’ouvre l’espace du temps que les nouvelles idées affluent, plus rapides qu’un tricycle électrique ou qu’un cheval de calèche. Quand je prends la rumeur du vent dans les pins pour celle du trafik si loin, à peine visible dans le brouillard. Quand je prends un train de chenilles pour un fil de raccord qui fait la largeur de la rue. Quand je cherche une autre chaine à la télé, une autre chose à boire, une prochaine chose à faire… et que je baisse les pattes, choisissant plutôt de me coucher au milieu de la voie comme ces chats et chiens devant moi.

Ça n’a pas pris grand-chose pour que le monde grandisse dans ma tête. La vie fonctionne par contrastes. Et oublier cela, c’est aussi la faire avancer.

26 mars 2018

quand ils tissaient, ils laissaient toujours
à dessein, une petite faute,

comme s’ils avaient compris
comment le cœur, penché sur la perfection,
finit par être pris au piège dans sa propre toile.

 

(Anna Crowe, « En visitant la Maison des Braves, Exit no 83, trad. Jonathan Lamy)

 

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On ne remarque pas le petit espace sans viande hachée sur le lahmacun s’il y a d’autres vides. On pense alors, avec raison, que la main de l’aşçı a tracé à dessein une constellation de manques, une toile pour attraper nos regards, nos bouches et nos mains à nous aussi.

Cette ville m’a eue; je suis ici prise au piège de l’imperfection. Je vois – et tiens – le beau dans tout : la silhouette de deux théières reflétée au centre du manteau qui tient sur les épaules d’une jeune femme au soleil; le verre de gri comme nos cheveux sages et nos aventures feutrées dans coussins de rires; le réseau de sourires sans finalité autre que la suspension – des commissures des paupières, des lèvres, des doigts.

25 mars 2018

Ma posture – celle du corps comme celle de l’esprit – est faite de l’aller-retour entre douter de tout et ne douter de rien. Je ne comprends pas ce paradoxe.

(Catherine Voyer-Léger, Prendre corps)

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Ma posture est celle du corps couché droit, du corps qui se réveille dans un sursaut ennuyé et qui souhaite soudainement déménager dans un autre univers sonore, sous des draps qui apaisent la peau tremblante. C’est finalement le sauvignon gri qui calme mon coeur pris sous une avalanche de cadeaux pastel, d’amour-fontaine arc-en-ciel peau de thon.

Je doute de tout tout en ne doutant de rien. Je sais cet amour, mais je l’oublie constamment. Je passe mes journées entre plénitude et quête, sommeil et manque, explosion et désir. Et grâce à cet aller-retour, je tiens debout.

24 mars 2018

Dans une autre ville
dans un autre lit
j’étais une autre femme

(Hanadi Zarka)

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Ma ville existe ici aussi. Aussi tangible que mon corps, ou plutôt aussi tangible que le mot corps. Aussi porteuse de possibles et d’impossibles (et de moi qui en suis le fruit). Ma ville est un mot que personne n’avait lu avant moi, sur une carte du monde affichée trop haut sur le mur.

Je pense à toutes ces versions de moi que presque personne n’a lues avant moi, et que personne ne lira plus. Celles qui ont été froissées comme un drap après la sueur puis lancées dans une corbeille. Celles qui sentaient l’incendie ou le métal gris, pas encore le jasmin. Celles qui ont été effleurées du nez, attrapées à pleines poignées, évitées. Et je les épingle où elles vont : sur une ville, sur un souvenir.

23 mars 2018

On désire quelque chose d’éternel

et ce désir même

ne dure pas.

(Hélène Dorion, Comme résonne la vie)

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On désire quelque chose comme une figue fraiche comme une bouche partagée comme une goutte de lait trop grande pour nous. On désire dévorer tout ce que la vie dépose sur notre plan de travail étincelant, ou encore dans nos mains poisseuses de bal-kaymak badigeonné sur les poteaux d’otobüs. On désire mettre la langue à la pâte, éternellement.

La bouche pleine, je comprends pourquoi je désire tant : c’est parce que j’ai toujours reçu plus que ce que j’avais demandé. C’est parce que je ne vois pas pourquoi cela devrait changer. Et si je veux des sürpriz qui durent en se chevauchant l’une l’autre, je dois continuer d’être ce feu d’artifices d’explosions d’envies.

* Photo d’une des boites (portant sur le baiser) du Musée de l’innocence (Masumiyet Müzesi) d’Orhan Pamuk.

22 mars 2018

Hayatımın en mutlu anıymış, bilmiyordum.

(Kemal Basmacı dans Orhan Pamuk, Masumiyet Müzesi / Le Musée de l’innocence)

C’était le moment le plus heureux de ma vie, mais je l’ignorais.

(trad. libre aussi à partir de la trad. anglaise fournie au musée)

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J’ai toujours su lire l’avenir dans les cafés turcs sans avoir eu à l’apprendre. C’est comme la langue, j’en reconnaissais les formes avant même de l’avoir étudiée. Il y a de ces moments heureux comme des coïncidences (au sens propre) qui peuvent guider ou ébranler toute une vie. La mettre sur les ray(lar) d’une vie précédente, celle où on était une chatte ou un négociant de thé au Japon.

Aujourd’hui la bruine me cache la vue : je ne peux voir que six mois plus loin, pas plus, si ce n’est quelques racines qui se trempent doucement. Y aura-t-il d’autres moments heureux? Oui, sans doute, si je ne remets pas mon avenir entre les mains de quelqu’un. Même de quelqu’un.e que j’ai déjà été.